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Les jardins de Bomarzo -3 (IT)

Mots-Clés: Jardin de Bomarzo,Italie,Rome,ésotérisme,symbolisme

Dans la maison aux murs obliques qui s'ouvre au cœur du parc des Monstres de Bomarzo, l'esprit humain se sent pris d'une certaine nausée. Instinctivement, les yeux s'affolent. Cette maison de la Sorcière aurait pu inspirer Lovecraft, qui écrivit une nouvelle portant ce titre-là. Dès qu'on pénètre à l'intérieur, on cherche des yeux le ciel. On se réconforte par la vue des rochers à l'horizon.

Cette demeure aux angles fous, véritable tesseract du XVI ème siècle, nous apprend à ne pas rester dans la maison de la Renommée ou de la Fortune. Elle construit sous nos yeux la certitude que la seule façon de ne pas être emporté par le dégoût est de tenir la tête haute et de regarder le Ciel, tout en acquérant la prudence de l' « Homme rusé ». Macrobe dit de la Prudence qu'elle « ne maintient ni ne déprécie ce monde et tout ce qui s'y trouve eu égard à la contemplation des choses divines ». La question est alors de savoir si la maison enseigne de fuir ou de rester penché à la fenêtre, le regard fixé au-dehors ...

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Échappant au domaine des « eaux inférieures » où l'on se trouve plongé jusqu'alors, on aboutit, en suivant toujours le sentier, à un parterre exigu où un sphinx pétrifié, gardien des cieux supérieurs, nous met en garde par cette phrase lourde de sens : « Celui qui, les yeux grands ouverts et les lèvres closes, ne se dirige pas vers ce lieu évite d'admirer les sept fameux monuments de l'univers. »

Il s'agit bien entendu des Sept Merveilles du monde chères à l’Antiquité, mais qui n'ont pas disparu avec la dégradation de ces immortels chefs-d'œuvre puisque le Traité hermétique de De la Riviera y voit les sept métaux transmutables, les sept plantes miraculeuses de la Nature, depuis la racine noire jusqu'à la blanche fleur.

Par un raidillon, on accède ensuite à l'étage supérieur de la maison qui se situe au niveau de la colline. A l'intérieur se trouve une cheminée : on se demande quel feu, perpendiculaire au sol, sortira de cet âtre, et ce malaise aggrave la nausée au lieu de réconforter le visiteur transi. Cette flamme mal orientée est trop pressée de monter vers le ciel comme l'impatient qui dirige toujours son regard sur le monde de la Fortune.

On est passé du règne horizontal de l'eau au règne vertical du feu. En se reposant sur la balustrade du petit pont et en observant l'enceinte d'arbustes qui dissimule un parterre de statues, on est surpris par le silence : le ruisseau paraît lointain.

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Une faible distance sépare d'une sorte d'amphithéâtre dominé par la figure imposante d'un vieillard majestueux à la barbe abondante, les jambes recouvertes d'une draperie verdie par les ans et l'humidité. A ses pieds, une esplanade entourée d'urnes renversées ou brisées comme autant de révélations au contenu épars. Elles ajoutent au tableau une note mélancolique tandis que, sur la droite, un éléphant tout harnaché, guidé par un cornac musicien, soulève délicatement de sa trompe un soldat gisant à terre pour l'abriter dans la nacelle en forme de tour que le pachyderme porte sur son dos.

L'urne est le mélange issu de la terre et du feu (argile cuite) où sont recueillies les « eaux supérieures » provenant de la « ferveur céleste » symbolisée par Aquarius. C'est le récipient de la Vérité, disciple d'Océan selon la devise alchimique : « Omnia sunt unum in uno circulo sine vase. »

Les urnes les plus proches du dieu portent des inscriptions. Celle de gauche : « La fontaine n'est pas donnée à celui qui garde en cage les plus terribles fauves. » Celle de droite : « Nuit et jour soyons vigilants et prêts à garder cette fontaine de tous les outrages. » Ce qui signifie : la force bestiale repousse qui ne sait s'appuyer à la fontaine de vie tandis que la peur des bêtes fauves, des instincts, nous prive à la fois de la force et de la nourriture.

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Plus loin, entre l'esplanade et le front du vieil Océan, une figure féminine, dans laquelle il faut reconnaître Thétis, porte sur sa tête un vase aujourd'hui planté d'agaves qui lui font une coiffure étrange. Thétis est l'épouse d'Océan, « l'onde », selon Chrysippe, pour qui mari et femme sont la même chose ... Mais Thétis est l'eau élémentaire dont l'œuvre peut concevoir et nourrir.

Le vase qu'elle porte sur la tête est le cratère qui permet à la vibration cosmique de pénétrer dans ce monde, selon Macrobe.

Mais celui qui, issu à la fois du monde divin et terrestre, participant de Thétis et d'Océan, s'avance vers la prodigalité sans limite rencontre l'éléphant couronné d'une tour, caparaçonné dans le style hindou.

Aux Indes, Ganeça est le dieu de l'intelligence, de même que l'éléphant de la piazza Minerva à Rome est l'exemple de l'esprit vigoureux, capable de supporter le fardeau de la sagesse. Il est mal conseillé, celui qui a voulu s'appuyer à la fontaine sans l'accord de l'éléphant : le guerrier fléchi sur la trompe. Peut-être s'agit-il de celui qui, ayant renoncé à la vie profane, est doucement soulevé vers la tour d'ivoire? ...

L'esprit robuste soulèvera l'homme qui s'abandonne à lui comme vaincu. Le cornac qui frappe la peau tendue de l'animal mort rappelle le damaru tibétain fait de crânes joints et recouverts de peau humaine, destiné à déclencher les vibrations astrales lors des rituels magiques de Tcheud (« Banquet noir »). De même que saint Augustin écrit : « Le Christ est tendu sur la croix jusqu'à former un tambour qui appelle au salut. »

Derrière l'éléphant, un dragon à la queue écailleuse, aux ailes déployées, écrase un molosse de sa masse tout en brandissant ses pattes griffues pour déchirer deux lions qui l'attaquent en bondissant. Le groupe a une allure extrême-orientale, d'autant plus étrange dans ce cadre latin.

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Les ailes du monstre, parsemées de demi-lunes et de flammes, expriment sa qualité de créature ignée mais sublunaire, sujette à la croissance et à la décroissance du cycle de Séléné. Dans ce cas, l'hermétisme recommande d'abandonner les instincts à leur propre agonie, selon l'adage qui veut que « Naturam natura vincit » (la nature triomphe de la nature). Mais il serait conforme à la théogonie que le dragon représentât la discordance lunaire des passions mauvaises qui luttent avec la superbe solaire symbolisée par les fauves.

De ce combat, toujours renouvelé, l'homme peut tirer profit, puisqu'en équilibrant les deux mouvements du cœur il obtiendra la libération.

Si, laissant de côté les deux avertissements terribles, on poursuit son chemin en contournant le groupe des animaux en lutte, on se trouve confronté avec une face monstrueuse et convulsée, sculptée à même la paroi rocheuse, et qui laisse voir une bouche ténébreuse et si largement ouverte qu'on peut glisser à l'intérieur sans même baisser la tête.

Sur les lèvres distordues de cette « Gueule de l'Enfer », on peut lire cette phrase : Ogni pensiero vola (toute pensée est fugitive), qui se complète par celle de Dante : « Abandonnez tout espoir vous qui entrez ici. » Si la crainte est inaccessible au noble voyageur, il découvrira dans cette gueule monstrueuse une pièce creusée dans la roche, seulement éclairée par la lumière tombant des yeux vides du masque, qui servent de fenêtres.

Un banc de pierre, peut-être réservé autrefois aux membres d'une confrérie secrète, court le long de la paroi tandis que le centre est occupé par une table massive formée d'un trapèze de pierre où doit se consommer le sacrifice, sans doute celui des souvenirs, des pensées obscures dont le Futur est le père ...

On peut alors penser à l'Atalante fugitive, ce livre alchimique inimitable, devant ce Moloch avide de dévorer le mental, tout en se souvenant d'une curiosité de Rome, le palais de la via Gregoriana, décrit par Gabriele D'Annunzio dans une nouvelle et plus connu sous le nom de « palais des Têtes monstrueuses ». Il a été élevé au XVIème siècle par les frères architectes Taddeo et Federicco Zuccari en s'inspirant de l'ogre titanesque.

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Pourquoi, de la même manière, les archives personnelles des Orsini, des Borghèse, des Poniatowski et des Della Rovere sontelles muettes sur le « Bois mystérieux » où l'on découvre tous les éléments nécessaires à un sanctuaire : de l'eau vive, des cavernes et des arbres, alors que ces familles nobles ont été, à un moment de l'histoire, en possession du parc des Monstres ?

On a parfois évoqué à ce propos l'existence d'une société secrète très fermée d'origine vénitienne, qui aurait imposé le silence jusqu'à ces dernières années. L'aspect chinois des statues s'expliquerait alors par des relations privilégiées avec l'Orient (à travers la Turquie, l'Iran et la Mongolie), dont la route de la Soie serait le fil d'Ariane jusqu'à Venise et l'Italie, de Tourfan à Lyon en passant par Samarkand ...

Mais laissons-là ces digressions pour achever notre quête. A gauche d'Océan, il faut descendre quelques degrés pour s'introduire dans un dédale de jungle dont émerge une femme endormie dans l'herbe. L'âme qui songe au lieu de progresser ? En effet, tout près de là, on se retrouve à portée de vue du géant, représentation du monde des eaux inférieures.

Il faut revenir sur ses pas si l'on ne veut pas perdre tout ce qu'on a acquis, de manière à repasser devant Océan, et revoir ainsi l'éléphant. Son harnachement hindou suggère que le sculpteur n'ignorait pas que le Vicuddha Chakra est un centre d'énergie de l'âme, symbolisé par un éléphant blanc, indiquant l'instant de la libération qui procure le triomphe sur le temps dans son triple mouvement : passé, présent et futur.

Les monstres disposés alentour : la bouche dévorante, le dragon qui déchire pour toujours de ses griffes les lions qui le mordent éternellement représentent à la perfection le Sort et la Fortune. Le Hasard, que Proclus définit comme la force démoniaque capable de lier la cause à travers ce qui devrait se détacher d'elle et le Destin, c'est-à-dire le Karma.

Un candélabre se dresse, solitaire, abandonné à lui-même et à tout ce dont il est porteur, déjà ruiné, fortuit. Puis l'on rencontre une bête que l'on croirait féroce si elle ne se tenait accroupie et paisible, dans le style des sculptures afghanes. Et l'on est tenté de s'asseoir dans une niche garnie d'un siège où l'on peut s'abriter en cas de fatigue. Il y est écrit : « Voi che per mondo gite errando vaghi Di veder meraviglie alte e stupende Venite qua dove son faccie horrende Elefanti, leoni, orsi, orchi e draghi. » (Vous qui allez errant de par le monde, désireux de contempler de grandes et surprenantes merveilles, venez là où se trouvent les faces horribles des éléphants, des lions, des ours, des orques et des dragons.)

A l'Orient s'amorce la rampe d'un large escalier de pierre qui, si on l'emprunte, ramène à la plate-forme ceinte de glands et de pignes, symboles qui aident à déjouer les tromperies démoniaques de l'illusion aussi bien que les intrigues et les nœuds évidents et monstrueux de la Fortune. Ils habituent à retenir l'attention sur les entrelacs nécessaires et justes qui forment la trame du Destin.

Enfin, on rencontre à nouveau le Cerbère et la silhouette légère du petit temple, sachant désormais quelles incantations naturelles s'élèvent de son étrange dôme octogonal...

C'est le moment de quitter le parc des Monstres de Bomarzo, non sans continuer à méditer sur les étranges symboles qui s'y trouvent cachés. Une interrogation fondamentale demeure pourtant : quel est le sens de cette formidable mise en scène ? Il n'y a pas d'autre réponse que celle que suggère la démarche hermétique: toujours chercher...

Astral 2000 – Gérard – Novembre 2020

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