Les jardins de Bomarzo -2 (IT)
Mots-Clés: Jardin de Bomarzo,Italie,Rome,ésotérisme,symbolisme
Dans la demeure philosophale de Bomarzo, il faut beaucoup chercher et beaucoup méditer pour pénétrer le secret des monstres figés dans la pierre. Quand, au détour d'un sentier, apparaît la face énorme de la « Mort dévorante », cette figure bien connue de tous les familiers de l'alchimie, un certain effroi peut glacer les cœurs...
Elle est là, la bouche grande ouverte et prête à mordre, les traits convulsés. C'est le perpétuel symbole de l'oubli que cause la mort. Par contraste, ses lignes s'ornent d'une frise élégante de papillons aux ailes semées d'auréoles, tels les symboles de la résurrection alliée au Soleil.
La nuque puissante supporte une sphère faite de bandes torsadées qui semblent lui imposer un mouvement de rotation, et surmontée d'une tour carrée posée sur le sommet, qui n'est pas s'en rappeler les maisonnettes que l'on peut contempler dans les tombes étrusques.
L'expression du visage est celle de la mort, d'un indicible futur, sur lequel se détache un globe solaire, forme incandescente de l'esprit selon la phrase de Macrobe dans le commentaire sur Le Songe de Scipion.
Le temps, qui s'écoule du futur vers le présent, a le visage de la Mort dévorante. Mais, sur cette dernière, s'élève l'esprit au sommet duquel se tient la tour de la sagesse, qui trouve le point d'immobilité au sein du mouvement perpétuel.
On tourne alors à droite, en descendant encore plus bas, pour longer le cours du ruisseau qui serpente entre les buissons. A l'endroit marqué par une nouvelle chute d'eau, on se trouve en face de deux statues d'une facture menaçante et rude, un géant qui force en l'écartelant une femme au corps renversé, tête en bas.
« Le geste, souligne Mandiargues, par sa brutalité simplement impitoyable, commande aux yeux de se fermer. Voudrait-on donner une représentation concrète à certains égarements des sens et de l'esprit qui se sont parfois emparés des hommes et auxquels se rapporte bien le mot PANIQUE, alors on ne saurait trouver mieux que ce groupe colossal taillé en pleine roche, perdu dans un petit bois vert. »
Le géant s'appuie contre une armure complète de style romain comprenant une épée à poignée bossuée, des jambières, un torse et un casque à cimier en forme de rose à cinq pétales (symbole du libre arbitre), ainsi qu'une cuirasse gravée d'une tête de Méduse rappelant l'armure d'Agamemnon, dans L'Iliade.
Une inscription mutilée parle du Colosse de Rhodes, l'île des roses, dont le sculpteur se serait inspiré : nul ne peut se passer d'un guide éclairé, tel Dante s'appuyant au bras de Virgile, pour pénétrer les cercles concentriques de ce labyrinthe initiatique qui n'a que de lointains rapports avec un jardin « à l'italienne ».
Un peu partout, des signes tracés dans la pierre ne promettent qu'étonnement, stupéfaction même, au voyageur en quête de merveilles qui entre dans le vallon. A tel point que l'observateur sagace pourra déchiffrer, non loin de l'Hercule exterminateur, une autre inscription à flanc de roche, à demi effacée par des lichens lie-de-vin. Elle proclame : « Si Rhodes est fière de son colosse, j'ai, moi, mon petit bois de Bomarzo qui ne mérite pas moins d'orgueil. »
La signification profonde de cet ensemble titanesque peut dérouter. Il faut alors songer au passage du De Amore, de Marcile Ficin, où il est rapporté que le logos divise l'âme en deux et que, avant de prendre un corps terrestre, les hommes avaient deux visages leur permettant de contempler avec la même science le monde matériel et le monde spirituel. Mais, plongée dans la chair « et comme elle [l'âme] fut divisée par le milieu des visages, il en demeura un seul qui, chaque fois que la tête tournait les yeux vers le monde sensible, la privait de l'autre moitié ».
Le groupe massif et repoussant raconte ainsi l'horreur primordiale de la chute dans le corps, quand le logos, le géant, l'y précipita de haut en bas et le déchira en deux, lui laissant un seul visage, après avoir retiré l'armure qui, dans le Pimandre, désigne le système des sphères célestes.
On continue à descendre au milieu des myrtes et des chênes, qui dissimulent sous leurs frondaisons un groupe de sculptures situé au point le plus bas, au niveau du dernier ressaut du torrent, dont les eaux se font de plus en plus tumultueuses et bruyantes.
Aussitôt après, c'est le calme d'une onde s'élargissant en un bassin semé de nénuphars, où trône une énorme tortue dont les formes ciselées rappellent l'art chinois des tombeaux Ming. Un homme de bonne taille pourrait presque tenir entre les mâchoires du monstrueux reptile dont la carapace moussue porte un vase renversé soutenant un globe où prend appui, d'un pied aérien, un personnage au manteau soulevé par le vent. Il tient un bras levé comme pour jouer de la flûte, la tête renversée au point de rester invisible.
Sur l'autre berge s'ouvre la gueule béante d'une baleine, où un système de tuyauterie devait jadis faire tourbillonner l'eau.
A côté de la tortue, se trouve une vasque inclinée de façon anormale et délibérée. Au centre, un tertre artificiel, sans doute la « colline des neuf muses », sur lequel s'élance un Pégase.
Le troisième élément, toujours dans le même prolongement, est formé par une meule de moulin, posée elle aussi de travers.
Assis sur le banc formé par le moulin de la Fortune, symbolisant la roue infinie des mondes, et en tournant la tête, on peut observer l'illustration de la voie qu'il ne faut pas suivre : en regardant la meule, on dirait qu'elle est parallèle à la tortue, et, si elle ne l'est pas, la ligne inclinée de la vasque incite à le croire, selon le jeu d'une fausse perspective pareille au destin trompeur qui fait planer l'incertitude du hasard sur l'un ou l'autre lieu.
La tortue est là, justement, pour nous mettre en garde : elle est le symbole de la prudence et de la prévoyance. En alchimie, elle représente la materia prima qui, en passant par le creuset de la transmutation, s'épanouit dans sa forme pleine et parfaite.
Le personnage qui s'élance et la lente tortue illustrent la devise : Festina lente (« Hâte-toi avec lenteur » ), que la Renaissance traduisait par : « Médite longtemps et agis promptement ».
Croit-on la statuette prête à tomber dans la gueule du cétacé ? Pic de La Mirandole y verrait l'allégorie de la chute nécessaire de l'âme dans la vie matérielle : la baleine est la bête des eaux primordiales que domine le dieu Océan. La vasque inclinée porte au centre la fontaine Elicon et Pégase prend son vol dans une direction opposée. En montant Pégase, ce cheval ailé, il est donné de maîtriser la Chimère et de renverser ainsi les inclinations humaines. En Extrême-Orient, on dirait qu'il s'agit de « chevaucher le tigre »...
Laissant ce groupe derrière soi, on peut passer sur l'autre rive, en franchissant un petit pont, et suivre le chemin jusqu'à l'entrée d'un aimable nymphée gardé par deux lionceaux, emblèmes de sagesse.
Deux fontaines surmontées de dauphins, animaux sauveurs envoyés par la Providence, font face à plusieurs niches creusées dans un mur à demi écroulé près duquel, presque dissimulée par le feuillage, semble s'amorcer l'ouverture d'un souterrain qui - dit-on - reliait autrefois le palais ducal aux cavernes et aux fontaines du fond de la vallée.
Dans les cavités sont postées les statues ailées des trois Grâces, dont une a le dos tourné. Elles signifient que, en donnant l'amour, elles reçoivent en retour la beauté et la volupté. Que, en regardant dans la direction des dieux, elles en reçoivent des présents. Quant à leur audacieuse nudité, elle exhorte à s'enhardir.
Ainsi se comprend la triple essence du Destin, qui réalise l'unité du corps, de l'âme et de l'esprit : la première phase du voyage nous montre le chien infernal et nous invite à ne pas nous laisser enfermer dans les limites du monde sublunaire ; la deuxième étape met en évidence la douloureuse inversion de l'âme, déchirée par le géant, tandis que le groupe de la Fontaine incite à renverser un destin contraire pour le rendre favorable. L'arrivée face aux Trois Grâces révèle le triple rythme de l'émanation, de la conversion et de la réintégration : Emanatio, Conversio, Remeatio.
Sortant de ces lieux humides et ombreux, dominés par les tons verts et bleu sombre, le sentier oblique vers un espace beaucoup plus aéré en remontant jusqu'à un emplacement où se dressent, sur de hautes stèles, des Janus et des divinités tétracéphales, qui regardent les uns le monde spirituel et matériel, les autres les quatre directions cardinales de la rose des vents.
L'impression qui se dégage de ce lieu, clos par une muraille effondrée sans doute agrémentée jadis d'un escalier menant vers la colline, est solennelle. Dans le mur s'ouvre une grotte où s'abrite une jeune fille enveloppée dans les plis d'une tunique : elle tient une coquille marine d'où se déverse l'eau qui remplit la vasque en forme de griffon sculptée à ses pieds. Cet animal salvateur, selon Charbonneau-Lassay, familier de l'Étrurie, peut aussi, sous son aspect terrible, se muer en une Harpie, qui détruit les méprisables biens terrestres, si l'on en croit le Fulgentius Metaphoratis.
En avançant sur l'esplanade, on reste perplexe quand on aperçoit une maison dont la construction semble due à un architecte pris de folie.
L'édifice s'adosse à la colline, qu'il ne dépasse que du premier étage. Mais son aspect lovecraftien ressortit plutôt de son inclinaison : il est parfaitement inhabitable. Cette maison penchée, plus fortifiée qu’ornementée, procure aussitôt un malaise, même si l'attention est un instant distraite par la présence d'un ours, posté dans l'angle inférieur; il tient contre lui le blason des Orsini, tandis que son regard se porte sur deux cartouches. Le premier dédie l'édifice au cardinal Mandruzo. Le second proclame, dans le style énigmatique du lieu : Animus quiescendo fit prudentior, ergo (« Acquérir la tranquillité afin que l'âme gagne en prudence »).
Cette phrase sur une telle demeure semble une invitation ironique : une maison est un lieu de repos. Ici, l'angle incliné susciterait plutôt l'inquiétude. C'est la maison de la Fortune, où il ne faut chercher ni repos ni refuge; celui qui, chassé par les intempéries, voudrait s'y abriter en entrant dans les deux pièces de l'étage en pâtirait.
En effet, à peine franchi le seuil de cet étrange logis aux murs obliques, on est comme happé par un dallage en pente, qui se dérobe sous le pied. Le vertige n'est pas loin. Sommes-nous vraiment dans une demeure inspirée par un savoir que H.P. Lovecraft aurait retrouvé ? Décidément, le parc des Monstres de Bomarzo est bien un lieu où souffle la grande tradition.
Que signifie donc cette bâtisse aux angles fous?
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Astral 2000 – Gérard – Novembre 2020