Le Juif errant

Le vrai portrait du juif errant

" Le vrai portrait du Juif Errant " - PINOT Charles François

Epinal (Vosges), 1817 - 1879

Epinal, Vosges, France, 

ca.1857

Peu de légendes ont fait couler autant d'encre que celle du Juif errant. D'ailleurs, n'est-ce qu'une légende ? Celui à qui saint Pierre coupa une oreille dans le jardin des Oliviers et que d'autres assimilent au « mauvais larron », celui dont le souvenir inonde de mystères « Le Visage vert » du grand romancier occultiste Gustav Meyrink, a pourtant laissé des traces de son passage. C'est en 1228 qu'on parle pour la première fois du Juif errant...

Cette année-là, un évêque de la Grande Arménie, de passage en Angleterre, s'arrêta au vénérable monastère de Saint-Alban. Il parlait un langage qu'aucun des moines ne comprenait. La présence d'un chevalier d'Antioche, qui savait l'arménien, permit de traduire les récits du prélat qui, peu d'années plus tard, firent partie de « L’Historia major » rédigée par un des religieux de Saint-Alban.

Selon l'évêque, quand les juifs sortirent Jésus-Christ du prétoire, après que Ponce Pilate se fut lavé les mains, Jésus s'écroula sur le seuil. C'est alors que le portier du tribunal, un nommé Cartaphilus, lui donna un fort coup de poing en lui disant : « Va donc plus vite Jésus ... Pourquoi t'arrêtes-tu ? ». Le Sauveur se releva et répondit par cette sentence, à la fois toute simple et effroyable : « Je vais ... et toi, tu attendras jusqu'à ce que je revienne ! ».

Depuis lors, si l'on en croit l'évêque arménien, Cartaphilus attend. Il était encore jeune à l'époque de la Passion du Christ, et chaque fois qu'il est sur le point d'atteindre sa centième année, il est saisi d'une infirmité qui paraît incurable et qui, chaque fois, se termine par une léthargie, à la suite de laquelle il revient à l'état normal, mais aussi jeune qu'il l'était au temps où mourut le Christ.

L'évêque poursuivait : « Cartaphilus s'est fait chrétien, il habite l'Arménie. Je le connais bien et l'ai souvent admis à ma table : c'est un homme d'une grande piété, très frugal et parlant peu, quoique l'on vienne de loin pour le voir et pour l'interroger ».

Inutile d'ajouter que cette fantastique histoire se répandit rapidement en Allemagne, en France et dans l'Europe entière. On s'informait du sort de Cartaphilus auprès de ceux qui revenaient d'Orient. Avaient-ils de ses nouvelles ? L'avaient-ils rencontré ? En 1252, quelques Arméniens venus de la mer Noire assurèrent que Cartaphilus se portait bien et n'avait pas quitté l'Arménie.

Comme on peut le constater, les gens se contentaient de peu de choses. Quelques indices suffisaient souvent à construire une légende. Nos ancêtres ne concevaient pas qu'on pût les tromper et il ne se trouva pas le moindre curieux pour faire le voyage jusqu'en Arménie et voir le Juif errant de ses propres yeux ...

En route ou le juif errant 1923 1925 marc chagall 1

''En route'' ou ''Le Juif errant'' - 1923-1925 - Marc Chagall

Trois siècles passèrent. Nous sommes maintenant en 1542 et depuis les révélations de l'évêque arménien transcrites par le moine de Saint-Alban aucun autre fait n'est venu confirmer ou infirmer la légende. Pourtant, dans cette église de Hambourg, pendant les vêpres, un jeune théologien, Paulus d'Eitzen, aperçoit un homme à la physionomie insolite. Il s'agit d'un vieillard portant long les cheveux et la barbe, se tenant debout, les pieds nus, au bas de la chaire du prédicateur dont il écoute le sermon avec une si grande attention qu'il en garde une immobilité de statue, comme fasciné. Chose surprenante, chaque fois que le nom de Jésus-Christ est prononcé le vieil homme s'incline, se frappe la poitrine et soupire.

A la sortie de l'église, Paulus d'Eitzen s'approche de l'étranger et peut constater que ce misérable, en dépit de sa tournure, ne paraît pas avoir dépassé la cinquantaine. On fait cercle autour de lui, on le questionne et il finit par accepter de répondre, non sans se forcer : il se nomme Ahasverus et était cordonnier à Jérusalem. Il a assisté au procès du Christ et en raconte alors les circonstances par le détail.

Lui-même s'était trouvé au nombre de ceux qui menèrent le Sauveur devant le grand prêtre : il entendit prononcer la sentence et, tout joyeux, il courut jusqu'à sa maison pour l'annoncer à sa femme et à ses enfants, les invitant à sortir de la boutique et à se placer sur le seuil, pour ne pas manquer le passage du condamné qu'on menait au supplice par cette rue-là. Il prit dans ses bras un des petits garçons qu'il avait, afin que le marmot pût voir.

Le condamné paraît, au milieu des plaisanteries moqueuses et des invectives de la foule ; pliant sous le poids de sa croix, il chancelle et s'appuie, pour reprendre haleine, contre la maison du cordonnier. Celui-ci le prend par le bras et le repousse durement. Alors Jésus le fixe, d'un regard blanc et dur où ne perce pas le moindre éclair de bonté, et il lui dit : « Je m'arrêterai et me reposerai ; et toi, tu chemineras ».

Aussitôt Ahasverus pose à terre l'enfant qu'il tenait sur son bras, et se met à marcher : il suit le supplicié jusqu'au Calvaire, le voit mettre à mort et, la nuit venue, ne retourne pas jusqu'à sa demeure. Il rôde autour des murs de la ville, sans s'arrêter, marche jusqu'à l'aube et, depuis lors, il est toujours errant.

Voici donc le récit de la rencontre de Hambourg, où il est noté que Paulus d'Eitzen devint par la suite docteur en théologie et fut toujours considéré comme un « homme de bonne foi et recommandable ». Mais il n'avait pas été le seul à interroger Ahasvérus et bon nombre d'habitants de la ville de Hambourg s'étaient entretenus avec le cordonnier quinze fois centenaire.

Tous étaient d'accord pour rapporter qu'il s'agissait d'un homme peu communicatif, et même plutôt taciturne : de tout le temps qu'il passa dans la ville, personne ne le vit rire, pas même une seule fois ! Quand quelqu'un lui offrait de l'argent, il n'acceptait jamais que deux ou trois sols pour les distribuer immédiatement aux pauvres.

Il faut remarquer que si la version du théologien de Hambourg diffère sur certains points de celle de l'évêque arménien, elles restent néanmoins très similaires. Dans la première, notre homme s'appelle Cartaphilus alors que, dans la seconde, on le désigne sous le nom d'Ahasverus. Il faut bien admettre que c'est un élément tout à fait mineur, d'autant plus que le nom peut très bien avoir été mal transcrit par le chroniqueur de « L’Historia major ».

En 1582, le Juif errant traverse Strasbourg. Comme on s'étonne qu'il parle le dialecte alsacien, il explique que, par la miséricorde de Dieu, il possède le don de parler tous les idiomes des pays qu'il traverse dans son voyage sans but et sans fin.

On sait aussi qu'il passa par Hambourg, Lübeck, Vienne, Cracovie, où il fut abordé par de nombreuses personnes de qualité. On signala ensuite sa présence à Moscou, en Perse, d'où il revint en passant par l'Arménie, en Italie et en France. Il faut attendre quarante années après son passage à Strasbourg pour rencontrer dans l'odyssée de l'éternel nomade un épisode notoire.

Nous devons ce dernier à M. Henri Havard, qui l'a raconté dans la « Terre des gueux », d'après un manuscrit daté de 1623 et découvert aux archives de Lille. Cet épisode, où l'étrange le cède quelquefois au truculent, reste le plus consistant et le plus précis des témoignages que l'on puisse trouver sur le « Juif errant ». C'est aussi le plus révélateur...

Le juif errant (1905) - Georges Méliès

Dixmude est une petite ville de l’actuelle Belgique en Flandre occidentale, traversée par l'Yser. Au printemps de l'année 1623, les bourgeois y virent passer un homme très âgé, portant une longue barbe grise et un tablier, comme les cordonniers. Il avait l'air de chercher un endroit où se restaurer et dormir. Curieux de savoir qui il était et d'où il venait, les hommes le questionnèrent. Il répondit simplement qu'il était le « Juif errant ». La rumeur traversa immédiatement la bourgade.

Le bruit de sa venue se répandit dans la contrée comme une traînée de poudre. On connaît le goût des habitants de cette partie de la Flandre pour les légendes et tout ce qui touche au mystérieux : leur crédulité quant au merveilleux et à l'étrange aidant, ils firent fête au Juif errant. Partout, à Thourout, à Oostkerke, à Pervijze ou à Roulers, il fut reçu comme un prince et vénéré comme un saint.

C'est le 26 mai qu'il se présenta aux portes d'Ypres, demandant qu'on le laisse pénétrer dans la ville afin d'y solliciter la charité des âmes pieuses. Aux barrières, ce jour-là, le bourgeois de garde se nommait David de Breyne : peut-être parce qu'il était moins croyant que la majorité de ses compatriotes, peut-être parce qu'il était simplement moins crédule,  l'individu en présence duquel il se trouvait qui prétendait avoir seize siècles d'âge lui sembla hautement improbable. Il ne voulut pas prendre sous sa seule responsabilité l'introduction d'un tel phénomène parmi ses concitoyens.

Il se décida d'abord, après quelques hésitations, à le conduire chez le bourgmestre. Dès les premiers pas qu'il fit dans les rues avec le célèbre vagabond, les curieux s'attroupèrent. Suivis d'un véritable cortège, le garde de la ville et son compagnon parvinrent à la maison communale. Messire Pierre van Casteele, bourgmestre d'Ypres, quoique très surpris de l'aventure, réserva au vieillard un excellent accueil, le garda à dîner et put juger, par l'appétit dont fit preuve l'ancien cordonnier de Jérusalem, que sa longue marche de mille six cent vingt-trois ans avait largement contribué à lui ouvrir l'appétit.

Après le repas, le fantastique millénaire, n'ayant plus faim mais tombant de sommeil (la longue marche ...), fut conduit à l'Auberge du Brésil, où une bonne chambre avait été retenue pour lui par les soins du magistrat.

Maintenant, la vénérable légende va se mettre à tourner au vaudeville, au scandale et presque à l'escroquerie, du moins si nous suivons à la lettre les documents officiels.

Dès qu'il fut arrivé à l'hôtellerie, le vieil homme se comporta d'une manière tout à fait surprenante et qui ne correspondait ni à son âge ni à son passé. Sans doute ébranlé au plus profond de lui-même par la chaleur et la qualité de l'hospitalité qu'il trouvait dans cette oasis, il commença à manifester une superbe vitalité, un entrain à toute épreuve et une exigence mal en rapport avec la situation d'un homme condamné par un arrêt du ciel. Le vieillard fatigué s'était métamorphosé en un solide gaillard !

Où était donc passé le pécheur repenti expiant un irréparable sacrilège ? Les femmes d'Ypres, simples et très pieuses, qui attendaient de son séjour dans leur ville de grands motifs d'édification, ne se privèrent pas de montrer leur étonnement devant l'allure débonnaire et joyeuse de ce grand fautif qui, après seize siècles de châtiment, se mettait à voir les choses, comme le dit la chronique, « par le bon bout ». Les béguines, déçues dans leur pieuse attente, ne tardèrent pas à passer de l'étonnement à la critique, et de la critique au dénigrement. Une atmosphère de complot se forma contre l'intrus. Soudain, ce fut le drame ...

Juif errant foule 1

Le Juif errant

Un beau soir, pendant qu'il dîne chez l'évêque, faisant honneur tant à la cuisine qu'à la cave ecclésiale, une paysanne vient demander le Juif errant à son auberge. Apprenant qu'il n'est point-là, elle commence à pousser des soupirs, profère des menaces et, finalement, éclate en sanglots. On s'empresse autour de cette femme. On la questionne. Elle n'est autre que l'épouse du prétendu Juif errant : cet aventurier l'a dépouillée et abandonnée. Il l'a laissée sans ressources pour courir le monde et satisfaire, aux dépens des dupes qu'il rencontre, ses goûts pour la bonne chère et le bon vin.

La femme du Juif errant ! L'entrée en scène de cette personnalité inédite jette l'émoi parmi les crédules. Les sceptiques, eux, rient aux larmes. La population est ainsi partagée et l'on en arrive aux discussions et aux invectives quand le vieillard, revenant aviné du dîner de l'évêché, le teint fleuri, le nez rouge et la bouche pâteuse, s'efforce de faire bonne figure aux mines graves et aux attitudes vénérables.

Aussitôt mis en présence de celle qui se prétend sa douce moitié, il entre dans une fureur que doublent les boissons épiscopales, proteste que sa pauvre femme est morte depuis quinze cent quatre-vingt-trois ans et que celle-ci n'est qu'une menteuse ayant entrepris de perdre dans l'estime publique un malheureux qui ne fait plus de mal à personne.

Trouvant, enfin, qu'aux arguments oratoires doivent succéder des arguments plus frappants, il empoigne la commère par sa cotte, la houspille avec vigueur et finit par la rosser sans ménagement, au grand scandale de toute la ville attirée par cet incident.

La femme battue, à peine échappée des lourdes mains de son interlocuteur, courut chez le bailli et porta plainte, donnant maintes précisions et citant des faits si peu édifiants qu'il y avait là de quoi miner la réputation de dix centenaires, fussent-ils juifs et errants ! Le mauvais hasard voulut que ces dénonciations de femme outragée concordassent avec le témoignage d'un soldat de la garnison qui avait rencontré plusieurs fois le Juif errant par les rues de la cité et le connaissait comme « un Parisien du nom de Léopold Delporte, ancien grenadier au service de l'archiduc, maintenant déserteur, grand buveur et fort connaisseur en tétons » ...

Le magistrat, mis en éveil par ces singuliers témoignages, retint la femme, ordonna de placer le soldat au secret et envoya à Gand un émissaire chargé de mener une enquête et de recueillir tous les renseignements possibles auprès du colonel sous les ordres duquel Delporte avait servi. Le résultat de cette discrète instruction ne se fit pas attendre longtemps : le pauvre Ahasverus fut appréhendé manu militari à son auberge et placé sur une charrette qui prit, sous bonne escorte, la direction de Gand. Il fut donné aux passants d'assister ce jour-là à un spectacle peu commun et paradoxal : le Juif errant arrêté pour délit de vagabondage ... Quelques jours plus tard, on apprit qu'il avait été jugé et condamné par le tribunal de Gand, puis pendu haut et court en punition de son sacrilège.

Les habitants savaient, malgré le triste et burlesque épisode de 1623, qu'ils reverraient un jour le Juif errant dans une ville ou l’autre.

Gustave dore chacun meurt a son tour et moi je vis toujours 1862Gustave Doré - Chacun meurt à son tour - Et moi je vis toujours -1862

C’est ce qui arriva dix-sept ans plus tard. Abordé dans la forêt de Soignes (toujours en Belgique actuelle) par deux promeneurs, qui l'avaient aperçu puis rejoint, il accepta leur invitation à l'auberge la plus proche et but avec eux, mais refusa de s'asseoir. Il était « couvert d'un costume extrêmement délabré et taillé suivant les modes antiques ». Ensuite, il reprit sa route et disparut. Deux ans plus tard, il traversa Leipzig (Allemagne) sans faire parler de lui.

Il fallut attendre cent quarante ans après son arrestation à Ypres pour qu'il réapparaisse dans ce qui est resté sa plus fameuse manifestation. C'est elle qui a inspiré le crayon de Gustave Doré et donné naissance à une complainte universellement célèbre.

Le 22 avril 1774, dans un faubourg de Bruxelles, un petit groupe de bourgeois aperçoit Je Juif errant. Sa barbe est prodigieusement longue, il paraît fatigué. D'une manière presque rituelle, il accepte leur invitation et entre avec eux dans un estaminet, mais refuse de s'asseoir pour ne pas désobéir à l'ordre divin. Puis il se confie : il avait douze ans à la naissance du Christ, c'est donc à quarante-cinq ans qu'il a commencé son voyage sans fin. Son vrai nom n'est pas Ahasverus, mais Isaac Laquedem. Voici la cinquième fois qu'il fait le tour du monde.

Nulle part sur terre il ne possède le moindre bien, la moindre maison, mais il trouve cinq sous dans sa poche chaque fois que, sans ressources, il y plonge la main. Ces petites sommes n'étant pas capitalisables, il lui est impossible de s'enrichir. De plus, tant qu'il n'a pas dépensé les cinq sous, sa poche reste vide.

Et puis, une fois de plus, il raconte son infortune : quand Jésus, portant sa croix et passant par la rue qu'habitait Isaac, lui demanda « Veux-tu bien, mon ami, que je repose ici ? » Isaac lui répondit ceci, qu'il a préféré nous laisser sous la forme d'une complainte :

« Moi, brutal et cruel,

Je lui dis, sans raison :

Ote-toi, criminel,

De devant ma maison.

Avance et marche donc,

Car tu me fais affront ».

Alors, Jésus lui dit :

« Tu marcheras toi-même pendant plus de mille ans ! »

Reprenant son bâton, le Juif errant salua les auditeurs et disparut pour toujours. La chanson fut tirée à des milliers d'exemplaires et connut un immense succès. Du Rhin à l'Yser, toutes les chaumières l'affichèrent, avec le portrait du Juif errant portant son tablier de cuir, les souliers percés laissant dépasser des orteils tordus, la besace sur le dos et cinq sous à la main. Il a disparu ... Mais il y a des personnes qu'aucun raisonnement ne guérira de cette conviction qu'il reviendra, car le Juif errant apporte la tragédie, et qu'est-ce que le monde, sinon une tragédie ?

 

Astral 2000 - Gérard - Décembre 2017

 

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Commentaires (1)

Dumortier
  • 1. Dumortier | 19/06/2018
Intéressant

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