La Bête du Gévaudan
Mots-clés : Bête,Gévaudan,cryptozoologie
En juin 1764, une jeune femme est attaquée par la Bête dans la forêt de Merçoire, près de Langogne, alors qu'elle garde ses vaches. Au premier assaut de la Bête, les chiens s'enfuient. Sans les vaches qui, cornes en avant, tinrent le monstre en respect, la jeune femme aurait été dévorée. Repoussée, la Bête revenait à la charge, lançait sa gueule, tâchant d'attraper sa proie, mais elle finit par se décourager devant les cornes des bovins. La jeune femme s'en tira avec quelques coups de griffes, des vêtements déchirés et... une sainte frousse.
Voilà comment elle décrit la Bête : « De la grandeur d'un veau avec un poitrail fort large, la tête et le col fort gros, les oreilles courtes et droites, le museau comme celui d'un lévrier, la gueule noire et deux dents très longues lui sortant des deux côtés de la gueule, la queue très ramée, très longue, et une raie noire du sommet de la tête à l'extrémité de la queue. Elle se déplace par bonds allant jusqu'à 9 mètres ».
Dans les mois qui suivent, l'horreur gagne la contrée : des enfants et des femmes sont dévorés, emportés par la Bête. On retrouve des membres, une tête ou un cadavre à demi rongé. Elle s'attaque aux femmes et aux enfants, proies d'autant plus faciles qu'ils opposent peu de résistance et que ce sont eux qui mènent paître le bétail en dehors des villages, à flanc de colline.
La Bête Du Gévaudan, Autopsie D'un Mythe.
David Teyssandier
Les caractéristiques assez monstrueuses de cet animal, qui s'apparente au loup sans en être tout à fait un, et ses massacres incessants en ont fait très rapidement une bête extraordinaire, diabolique et invulnérable.
Dans les foyers, on commence à parler de la Bête, et la terreur se répand dans l'est du Gévaudan. La famille Denis (le père, la mère, les deux filles, Julienne et Jeanne, âgées d'une vingtaine d'années et les deux fils, Sylvain, dix ans, et Jacques, seize ans) sera douloureusement liée à son histoire, et nous la retrouverons plusieurs fois aux prises avec la tueuse.
Les Denis ne sont ni pauvres ni riches. Ils possèdent quelques vaches, quelques moutons et des chèvres, que les enfants ont la charge de mener au pâturage. Ils habitent à Saint-Privat-du-Fau, au pied des monts de la Margeride, à 1200 m d'altitude, un peu en retrait du village. A l'automne 1764, ils apprennent les ravages de la Bête dans le haut Allier, de l'autre côté des monts de la Margeride. Elle n'est pas encore chez eux, mais elle ne va pas tarder à se manifester.
Des battues avec des centaines de paysans s'organisent. La Bête, traquée, traverse en une nuit les monts de la Margeride. Elle est maintenant tout près des terres de la famille Denis. Elle recommence ses carnages. La peur s'installe : on se barricade, on n'ose plus mener paître le bétail ni traverser seul les bois. Il faut dire que les paysans de l'époque n'avaient pas d'armes à feu, mais uniquement le pardou, une lame bien aiguisée, le barenclou, une trique garnie de pointes, la fourchine, une fourche à trois dents, et la baïonnette, une forte lame emmanchée au bout d'un bâton.
Quelques privilégiés, pourtant, les chasseurs attachés aux nobles de l'endroit, possèdent des armes à feu. On tire la Bête plusieurs fois, mais elle ne semble pas atteinte par les balles, ce qui conforte sa légende.
Ainsi, le 8 octobre 1764, deux chasseurs voient la Bête et la tirent à quelques mètres de distance. Elle tombe sur le coup, mais se relève aussitôt. Les chasseurs épaulent à nouveau. Elle tombe, se relève encore, entre dans un bois d'une course mal assurée, mais plus rapide que celle de ses poursuivants. Elle reçoit deux nouveaux coups de fusil, chute, se relève encore et s'enfuit. On croit la trouver morte le lendemain. Bien au contraire : non seulement on ne la trouvera pas, mais elle fera plusieurs victimes dans les jours qui suivront. D'où la légende selon laquelle elle « charmait » les armes à feu.
En novembre 1764, le capitaine Duhamel et ses dragons (40 hommes à pied et 17 à cheval) prennent les choses en main. Duhamel organise d'énormes battues avec des centaines de paysans. Sans succès. Tous les subterfuges sont inutiles. La Bête est beaucoup trop rapide et trop intelligente pour se laisser prendre au piège. Les dragons de Duhamel croiront bien des fois la tenir, sans jamais pouvoir l'abattre.
On accorde de fortes primes pour la capture de l'animal. Des chasseurs, motivés par l'appât du gain, viennent de tous les coins de France. Cette situation dure jusqu'en avril. Les paysans sont excédés par ces « dragons » inefficaces qui mangent leur pain, piétinent leurs champs et assiègent leurs maisons. La Bête, comme si elle sentait les désaccords entre les hommes, massacre de plus belle au nez et à la barbe des dragons, décidément trop lourdauds.
Revenons à la famille Denis. En mars 1764, Jacques Denis garde des vaches, des chèvres et des moutons près du Malzieu, avec ses deux sœurs, Jeanne et Julienne. Il a allumé un feu à l'abri d'une roche. En surplomb, un petit talus de pierrailles grimpe jusqu'à une pente supérieure. Soudain, Jeanne pousse un cri. La Bête est sur elle et lui happe la tête. Elle se débat et roule dans l'herbe dans un corps à corps avec la Bête. Jacques se précipite, fait lâcher prise à la Bête, la projette dans le feu et la maintient sur les braises. La Bête hurle ... et s'enfuit.
Jeanne a deux trous sanglants derrière les oreilles, une déchirure à l'épaule. Julienne, qui s'était éloignée, accourt. Le frère et la sœur ramènent Jeanne à la maison. Celle-ci, folle de terreur, ne recouvrera jamais la raison et restera une épave gémissante, avec de soudains accès de terreur qui la feront hurler comme si les crocs de la Bête devaient indéfiniment se refermer sur elle. Julienne ne se pardonnera jamais d'avoir laissé sa jeune sœur seule. Elle dira : « Maintenant, c'est la Bête ou moi ! » On la verra arpenter les collines du Malzieu, comme pour provoquer un affrontement mortel.
La réputation de la Bête s'étend non seulement à la cour de France mais aussi en Angleterre, en Allemagne et en Espagne. Le roi Louis XV délègue Denneval, chasseur réputé pour avoir tué 1200 loups dans le Gévaudan. Dès février 1765, Denneval est sur place avec six de ses meilleurs limiers.
Jacques Denis, bouleversé par sa récente aventure, se joint à Denneval, qui le prend en amitié. Ce dernier change de méthode. Au lieu d'organiser, comme l'avait fait Duhamel, de grandes battues qui ne servent qu'à rendre la Bête de plus en plus méfiante, il préconise de laisser venir celle-ci, de la mettre en confiance et, dès qu'on la signale quelque part, de tenter un encerclement en la faisant pister par les chiens.
Ce stratagème n'aura pas plus de succès que les méthodes de Duhamel. La Bête connaît très bien la région. La topographie accidentée lui permet de défier ses poursuivants. Elle brouille les pistes, entre dans un bois, se cache dans un ravin, traverse une rivière, réapparaît, se tapit dans une genêtière et entraîne à ses trousses, des jours durant, des meutes d'hommes et de chiens qui, épuisés par cette course folle sur un terrain impraticable, cherchent à la nuit tombante à loger chez l'habitant, alors que, de son côté, la Bête trouve encore assez d'énergie pour faire quelques kilomètres et distancer ses poursuivants. Et toujours en laissant sur son passage des enfants égorgés, des corps déchiquetés, des membres épars.
Le nouvel espoir que les paysans mettaient dans l'envoyé du roi s'estompe progressivement. Dans les foyers, la peur reprend de plus belle.
Toutefois, un noble des environs, M. de la Chaumette, aperçoit la Bête le 29 avril, entre Rimeize et Saint-Chély. La Bête guette un berger non loin de la maison de M. de la Chaumette. Il la voit et appelle ses deux frères. Tous trois, armés, sortent de la maison et vont s'embusquer au-dessous du pâturage. L'un des trois entre dans le pâturage et pousse la Bête vers ses deux frères. Elle se replie. Les deux frères aux aguets la tirent. La Bête s'abat sur le sol et roule deux ou trois fois sur elle-même. M. de la Chaumette la tire à nouveau. Se relevant brusquement, elle roule contre un arbre et, cachée aux regards de ses assaillants, s'enfuit.
D'énormes taches de sang maculent le sol et les buissons alentour, comme si l'on avait saigné un cheval !
La Bête est touchée au col. On la croit morte ... Mais ce n'est qu'une fausse joie. Elle ne tardera pas à recommencer ses sanglants exploits.
Le 24 mai 1765, c'est la grande foire du printemps, à Malzieu, au cœur du Gévaudan. Jacques Denis, qui s'est juré de venir à bout de la Bête, est sur place. Bien entendu, on ne parle que de ce sanglant animal, que des chasseurs de loups professionnels, menés par M. de la Chaumette et ses deux frères, ont cru toucher à mort.
Soudain, un cavalier arrive au grand galop. Il hurle : « Marguerite a son compte! Oui, c'est la Bête! » Marguerite, une grande et forte fille de vingt ans, est l'amie de Jacques Denis, qui se précipite. A l'entrée du village, là où la route tourne vers les prés, Marguerite gît, baignant dans son sang, la gorge ouverte. Ce jour-là, la Bête fera trois victimes, qu'elle ne se donnera même pas la peine de dévorer, étant repue.
Cette fois, la rage du désespoir monte au cœur des paysans. Ils empoignent fourches et baïonnettes et lancent les chiens sur la piste encore fraîche. Jacques les entraîne. Il veut la peau de la Bête, et il la rejoindra.
Bientôt, il se trouve face à face avec elle.
C'est la deuxième fois. Il la harponne violemment de sa baïonnette : la Bête, nullement impressionnée, tous crocs dehors, attaque. Heureusement, d'autres chasseurs arrivent et elle s'enfuit. Une fois de plus, on ne la rattrapera pas.
Scène du Musée fantastique de la Bête du Gévaudan à Saugues (Haute-Loire).
A la Cour, le roi est furieux. Cette histoire ridiculise la France auprès de ses voisins, surtout de l'Angleterre, qui trouve là une bonne occasion de se moquer de sa grande rivale. Le roi charge son porte-arquebuse personnel, Antoine de Beauterne, d'aller mettre un terme à cette histoire qui n'en finit pas.
Denneval abandonne en juin 1765, ayant à son actif la mort de 19 loups. Mais pas celle de la Bête. Celle-ci, dans une sorte d'adieu ironique à son adversaire, redouble ses tueries : le 16, elle se jette sur une petite fille qui sera sauvée in extremis. Le 21, elle tue un garçon de quatorze ans, dévore une femme de quarante-cinq ans et enlève une petite fille. La mission de Denneval s'achève sur ce sanglant épisode.
Dans leurs prêches, les curés font de la Bête un envoyé du diable. Elle est la punition des péchés des hommes. Les paysans bavardent. Il est question de sorcellerie. Le château de Javols, dans la paroisse de Besseyre, n'a-t-il pas mauvaise réputation? N'était-ce pas une ancienne capitale gauloise, un sanctuaire druidique? Ne raconte-t-on pas que c'est un ancien lieu de sabbat? Et puis, il y a cette étrange famille Chastel, surtout le fils, Jean Chastel, de Besseyre, qui vit en sauvage dans un bois à flanc de colline et que les gens ont peur de nommer.
Pendant trois mois, Antoine de Beauterne ne fait pas grand-chose. Il inspecte les environs, dresse des cartes et fait des relevés des passages de la Bête.
Le 16 septembre, il reçoit 12 chiens et se décide à agir. Le 21 septembre, Beauterne organise une battue avec 40 chasseurs, recrutés dans les villages voisins. Il s'élance près du village de Pommier, à quelques kilomètres de Besseyre. Dans le bois de Pommier, il y a un ravin au creux duquel s'ouvre une large clairière. Guidé par son intuition, le porte-arquebuse du roi fait encercler le ravin de Béal et se poste avec quelques tireurs d'un côté de la clairière pendant que des rabatteurs, avec trompes et chiens, resserrent le cercle. Si la Bête est là, elle devra passer par la clairière et se découvrir.
Les tireurs, les nerfs tendus, s'impatientent. Soudain, les chiens lancent des aboiements furieux. La Bête est là. L'intuition était bonne !
Les chiens sont lâchés. La Bête n'a que 30 à 50 m d'avance. Elle le sait. Elle sent les hommes derrière elle, mais aussi devant et, tournant comme une folle à la lisière du bois, cherche une faille dans le piège qui lui est tendu. Elle s'est laissée prendre au piège. Cette fois, elle le sent. Le temps lui manque.
L'envoyé du roi se raidit en voyant une masse énorme dévaler un sentier menant à la clairière. Elle ralentit, hésite, puis s'avance en trottant dans le soleil. La Bête est là. Antoine de Beauterne épaule et tire. Des chevrotines touchent l'épaule droite de l'animal. Une balle lui traverse l'œil droit et le crâne. Elle tombe. Le tireur sonne l'hallali.
Soudain, stupéfiant tout le monde, la Bête se relève et vient vers Antoine de Beauterne. Un garde épaule et tire à son tour. La balle traverse la cuisse de la Bête, qui, animée par une énergie fantastique, se détourne et repart en trottant, atteint la lisière, la dépasse et débouche dans une pâture. Elle a trouvé la faille dans le filet. Elle est sauvée !... Là, elle s'écroule ... enfin morte!
La Bête était un loup d'une espèce peu ordinaire, énorme, de 1,90 m de long depuis le museau jusqu'à l'extrémité de la queue. Elle pesait 65 kg et avait une tête très forte et des crocs de 3,3 cm de long.
L'animal sera empaillé et ramené à la cour, où il sera, pendant un temps, l'objet de la curiosité des courtisans. Il sera conservé jusqu'au début du XXème siècle au Muséum d'histoire naturelle de Paris ...
Scène du Musée fantastique de la Bête du Gévaudan à Saugues (Haute-Loire).
« La Bête est morte ! La Bête est morte ! ». Dans les villages, c'est une explosion de joie, le soulagement après tant d'horreurs. Mais, beaucoup n'osent trop y croire. Jacques Denis, qui a suivi la grande chasse au ravin du Béal, rentre chez lui, fourbu, mais le cœur léger.
En chemin, il rencontre sa sœur Julienne qui l'apostrophe : «Ah ! Tu y crois, donc, à la mort de la Bête! Je t'ai dit que c'était elle ou moi, je n'en ai pas encore fini avec elle. Jean Chastel le sait, lui ! Elle est encore là ! Elle nous guette! D'ailleurs, je vais à la Besseyre. Je vais la rejoindre! » Et, les cheveux au vent, comme prise d'une rage frénétique, elle part à grands pas à travers les bois. Un moment hébété, Jacques reprend enfin sa route, un peu inquiet.
Pendant les deux mois qui suivirent et jusqu'à la fin novembre 1765, la famille Denis n'entendit plus le sinistre tocsin annonçant, de village en village, une nouvelle tragédie. Mais on apprit bientôt que cette tranquillité n'était qu'apparente. La Bête continuait à tuer. Seulement, sur ordre du roi, il était interdit d'en parler.
Cette « résurrection » de la Bête allait renforcer les superstitions. Ce ne pouvait être un loup, mais un animal diabolique. Un envoyé de l'Enfer ! Le mois de décembre fut atroce. On retrouva plusieurs victimes de la Tueuse, affreusement mutilées.
Le 25 décembre, jour de la Noël, il tombait des aiguilles de glace mêlées à de la neige. Les gens se terraient chez eux et, avec leurs volets clos, les maisons semblaient aveugles. Aucun bruit, sinon le meuglement des vaches. L'anniversaire du Christ ne trouvait d'écho que dans les étables.
Jacques était parti à la recherche de Julienne, que l'on n'avait pas vue depuis la veille. On ne la revit jamais. Dans la semaine qui suivit, on retrouva des restes méconnaissables, des lambeaux de chair, d'os et de vêtements, le long de l'étroit ravin du ruisseau de Planchette, entre Julianges et Lozières.
Tout l'hiver, le carnage va continuer. Le père Denis, bouleversé par la mort de sa fille, se met à chercher, en compagnie de Jacques, ces étranges roches entassées (dolmens) ou dressées vers le ciel (menhirs) qui parsèment la région et auxquelles se rattachent d'antiques traditions de sorcellerie païenne.
Une fois, il s'allonge sous la pierre surplombante d'un dolmen et reste là, prostré, les yeux perdus dans le vide. Sur le chemin du retour, au calvaire de la Croix-du-Fau, il s'agenouille devant la croix et enserre de ses bras le pied de granit.
L'hiver 1766-1767 sera plus calme. Quelques personnes disparues seulement. Mais, au printemps, la Tueuse recommence ses massacres. On ne sait pas exactement combien de victimes elle fait. Beaucoup de familles ne déclarent plus les meurtres. Les autorités ne les enregistrent même plus. Parce que... cela ne sert à rien. On connaît pourtant, de mars à juin 1767, 14 victimes de la Bête, toutes assaillies dans un rayon de 5 km autour de Paulhac.
En mai et juin, les paysans organisent des pèlerinages. Dans toutes les paroisses, on prie la Vierge. Des centaines de paysans se rendent en pèlerinage à Notre-Dame de Beaulieu, au pied du mont Chauvet. On célèbre la messe. On communie. Jean Chastel père est venu, armé. Il fait bénir son fusil et trois cartouches.
Le 19 juin, un noble des environs organise une grande battue. Trois cents chasseurs et rabatteurs y participent. Jean Chastel père se poste sur la Sogne d'Auvert, comme Antoine de Beauterne s'était posté dans le ravin du Béal. Il ouvre un livre de prières et lit. Il attend, on ne sait pas combien de temps, son adversaire.
Soudain, un froissement de feuilles. Une ombre furtive. La Bête, poussée par les chiens, débouche devant lui, à quelques pas. Jean Chastel finit sa prière et, lentement, ferme le livre, ôte ses lunettes et les met en poche. La Bête attend, immobile. Elle sait qu'elle vient de rencontrer son destin et que c'est là, sur la Sogne d'Auvert, que tout doit finir.
Jean Chastel épaule, tire. La Bête s'effondre. Il dit : « Bien ! Tu ne tueras plus ! ». Là où la Bête tomba, on raconte que l'herbe ne pousse plus ...
Statue de la Bête du Gévaudan
ASTRAL 2000 – Gérard – Septembre 2017