LES SIRÈNES
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La petite sirène de Copenhague
Depuis l'Antiquité, les hommes racontent l'étrange histoire des sirènes, ces femmes venues de la mer pour les séduire et les emporter. Tous les enfants de pêcheurs connaissent leur existence. D'où viennent ces belles créatures, qui enferment dans leurs longs cheveux blonds les rêves de tant d'aventuriers?
C'est Homère qui nous a laissé le premier témoignage littéraire sur les sirènes. Dans L'Odyssée, il nous raconte comment Ulysse a pu échapper aux chants merveilleux de ces créatures. Averti du danger par la magicienne Circé, il demanda à ses compagnons de l'attacher solidement au mât du navire. Ulysse et son équipage se bouchèrent les oreilles à la cire pour ne pas se laisser attirer par la voie troublante des sirènes risquant d’en perdre la raison.
Et Ulysse de hurler pour qu'on le délivre, qu'on le laisse suivre ces êtres ailés ... Et les marins de souquer ferme, sourds aux plus magnifiques refrains de tout le bassin méditerranéen... Non loin de là, quelques récifs acérés arrêtèrent les navigateurs imprudents et conquis.
"Ulysse et les sirènes" (1891) par Waterhousse
Ces Sirènes homériques sont trois sœurs. Ce sont les filles du fleuve Achéloos et de la muse Calliope : Leucosie lit les textes et chante, Lydie joue de la flûte et Parthénopé de la lyre. Leur aspect est bien différent des sirènes que nous « connaissons » aujourd'hui : elles n'ont pas d'écailles, mais des ailes et un corps d'oiseau. Il est vrai que, mis à part les récifs où elles drossent les navires, rien, chez elles, n'évoque le monstre marin. Leur seul pouvoir miraculeux est dans les modulations de leurs voix.
Lydie, Leucosie et Parthénopé
Pourtant, elles ont donné leur nom à toutes les créatures féminines qui hantent les mers. La confusion date du Moyen Age. Le nom latin de siren est issu du grec seiren : sa racine est ser (de seira, la corde). Il est ainsi probable que le nom de seiren a été formé après la mésaventure légendaire d'Ulysse, en souvenir des liens qui ont empêché le héros de suivre les femmes-oiseaux. A moins qu'il ne dérive du chant « attachant » de ces trois sœurs. Peut-être faut-il envisager de faire dériver sérénade de cet épisode mythologique ...
Au Moyen Age, on confond l'affaire des sirènes avec celle des néréides, les cinquante filles de Nérée et de Doris. Chaque néréide avait un nom, qui rappelait un état particulier de la mer : Thalia la verte, Cymodocée l'ondoyante comme les lames, Glaucée la bleue, Dynaménée la bousculante, Cymodarée la calmante ... Mais ces néréides étaient des jeunes filles tout à fait normales, sans écailles ni queues de poisson.
Déjà, sous l'Empire romain, on avait confondu les néréides avec les Tritons, leur équivalent mâle. Pline désigne indifféremment toutes les créatures marines insolites sous le nom de Tritons ou de néréides. Il écrit: « La conformation des Néréides n'est pas non plus imaginaire. Seulement, des écailles hérissent leur corps, même dans la partie où elles ont figure humaine. En effet, on en a trouvé une et, alors qu'elle agonisait, les riverains ont entendu au loin son chant lugubre... Des brillants personnages, chevaliers romains, m'ont certifié avoir vu dans l'océan de Cadix un homme marin absolument semblable à un humain par tout le corps, qui montait à bord des navires pendant la nuit et que, aussitôt, la partie où il était assis s'enfonçait et même coulait s'il restait plus longtemps ».
Au IIème siècle de notre ère, Pausanias a décrit ces mêmes Tritons comme des êtres à chevelure de goémon (ou herbe de mer, algue), au corps couvert d'écailles dures, pourvus d'ouïes derrière les oreilles, d'une bouche largement fendue et de jambes unies en forme de queue de dauphin.
Il ne restait plus aux chroniqueurs du Moyen Age qu'à réunir les deux légendes pour donner naissance aux sirènes à buste de femme et à queue de poisson. Ils devaient être aidés dans cette tâche par l'importance accordée aux « femmes de la mer » dans l'imaginaire populaire celtique. Sur les côtes de la grande mer celtique, entre l'Irlande, la Grande - Bretagne et la Bretagne, il n'est pas un marin qui n'ait vu, au moins une fois dans sa vie, ces « déesses de la mer ».
Dans son Folklore de la Bretagne, P.Y. Sébillot décrit ces sirènes : « Elles sont belles comme le jour. Leur occupation favorite semble être de démêler leurs longs et épais cheveux blonds avec un peigne d'or. On vante aussi la douceur pénétrante de leur voix, la puissance de séduction de leurs chants. Elles connaissent de merveilleux soniou*, qui feraient oublier père, mère, femme et enfants si on s'attardait à les écouter ».
* Sonioù : poème lyrique en langue bretonne qui peut servir de chanson d'amour, de satire, de chant ou de mariage. L'un des principaux types de poésie populaire dans la littérature bretonne.
Selon la tradition bretonne, la première sirène a été Ahez, la fille du roi Grallon, celle qui a livré la ville d'Ys à la mer et au diable. Sa punition aurait été de se jeter dans la mer, où elle aurait donné naissance à toutes les sirènes connues. Brandan, le célèbre moine-navigateur celte, ne doutait de rien : apercevant des sirènes au large de Guernesey, il les baptise ...
Brendan, moine navigateur
Depuis, sur toutes les côtes de l'ancien monde celte, on signale la présence de familles de sirènes: en 1870, un groupe apparaît sur le littoral trégorrois. En 1897, des marins en aperçoivent dans le chenal de l'île de Sein. On en voit dans la baie de la Fresnaye, de Noirmoutier et sur les plages de Vendée. On imagine même qu'elles ont une île, l'île des Sirènes, quelque part en mer, bâtie de châteaux d'algues et de concrétions marines.
Ces belles dames de la mer ne sont pas à confondre avec la Morgane, la « Marie fille de la mer », qui est dépourvue d'écailles et de queue de poisson. La Morgane est une mauvaise fée de la mer : elle entraîne sous les eaux les jeunes gens, en les charmant par ses maléfices ou par l'irrésistible mouvement de son peigne d'or sur ses longues mèches blondes ... Les Morganes, que l'on appelle aussi Mari-Morganes, peuvent avoir des enfants avec les hommes, des filles, qui deviendront à leur tour Morganes.
Mari-Morgane
Elles récompensent bien leurs amants. Mais gare à celui qui 'ouvre trop vite son « petit cadeau » : il ne trouve que du goémon sec. Celui qui a la patience d'attendre son retour à la maison entre en possession d'un inaltérable trésor. Tous les Bretons connaissent quelques exemples de familles enrichies par cette agréable rencontre avec une Morgane ...
Il est probable que la tradition des Morganes s'enracine dans le souvenir des prêtresses druidiques, qui se retiraient volontiers dans des îlots perdus en mer. Quand la « nouvelle religion » du Christ aura supplanté l'antique religion des Celtes, les « bonnes fées » païennes seront transformées en « mauvaises fées » des eaux ...
Il existe, chez tous les autres peuples marins de l'Europe, une même tradition de ces créatures de la mer. Une chronique islandaise de 1215 décrit un Masgugue : « Il était formé jusqu'à la ceinture comme le corps d'une femme. Il avait de gros seins, la chevelure éparse, de grosses mains au bout de ses tronçons de bras et de longs doigts attachés ensemble comme le sont les pieds d'une oie (palmés). On l'a vu tenant des poissons dans ses mains et les mangeant. Ce fantôme a toujours précédé quelque grande tempête ».
Masgugue
En Allemagne, les humains de la mer sont les nix mâles et femelles. Ils ne sont méchants que par désespoir : ils sont condamnés à expier éternellement un mystérieux péché originel. Là encore, une analyse du mythe fait ressortir tout le regret de l'ancien ordre païen qui y est enfermé. Seule une conduite exemplaire pourrait délivrer les nix. Mais, comme ils souffrent trop, ils ne peuvent pas s'empêcher de se venger sur les humains.
Nix
En Angleterre, on parle des mermaids. En Scandinavie, des merminnes. Ce terme est repris par les Néerlandais, qui voient plutôt les sirènes comme les néréides antiques ou comme les Morganes bretonnes, sans queue de poisson.
Mermaid
Dans les îles frisonnes, on considère qu'elles sont sept, servies par des jeunes marins qui doivent faire le serment de ne jamais « quitter la mer » ni leur service auprès d'elles. Quand un de ces jeunes gens trahit, les merminnes sortent de la mer, l'arrachent à son foyer et l'entraînent sous les flots.
"Leucothée accueillie par les Néréides" - Sébastien II Le Clerc, dit le Jeune.
Dans La Mer magique, A. Van Hageland rapporte le cas d'une malheureuse merminne, plus connue sous le nom de « sirène de Purmermeer ». En 1403, près d'Edam, aux Pays-Bas, deux jeunes filles parties chercher du lait trouvent une sirène dans la vase d'un canal. Elle était « toute velue, couverte de mousse et de plantes vertes, ne disait pas un mot, mais paraissait soupirer ». L'auteur poursuit : « On la nettoya, on l'habilla. Elle mangeait et buvait comme un être humain mais cherchait toujours à regagner l'élément liquide. On la transporta d'Edam à Haarlem. Elle apprit à coudre, mais resta muette. Quand elle mourut, au bout de dix-sept ans, on l'enterra dans un cimetière parce qu'elle avait manifesté quelques sentiments pieux, comme l'avait remarqué une certaine veuve chez qui elle habitait ». On considérerait aujourd'hui qu'il s'agit d'une pauvre sourde-muette. Pour les sceptiques, il existe une peinture de cette sirène, représentée à la cour princière des Pays-Bas. Il existe également un monument à sa mémoire, sur le Purmerpoort. On peut y voir l'inscription suivante : « Cette statue fut érigée un jour en souvenir de ce qui fut pris dans le Purmermeer ».
Sirène de Purmermeer (NL)
Le folklore européen n'est pas le seul à rapporter l'existence de ces dames de la mer. Sur tous les continents, à toutes les époques, elles se sont trouvées sur la piste de l'homme. A commencer par celles que Christophe Colomb aperçoit, quand il arrive aux Antilles : ses trois sirènes dansent dans l'eau, mais elles sont muettes et d'une grande laideur. Le navigateur estime qu'elles ont « l'air de regretter la Grèce… » En fait, ces créatures devaient être des lamantins, mammifères marins communs dans ces eaux.
En 1728, Minher Van der Stell, gouverneur des Moluques, rapporte avoir vu un « monstre semblable à une sirène, pris à la côte de Bornéo, dans le département d'Amboine ». Il précise : « Il était long de 59 pouces (environ 1,50 m), gros à proportion comme une anguille. Il a vécu à terre dans une cuve pleine d'eau quatre jours et sept heures. Il poussait de temps en temps des petits cris comme ceux d'une souris. Il ne voulut point manger, quoiqu'on lui offrît des petits poissons, des crabes, des écrevisses, etc. On trouva dans sa cuve, après qu'il fut mort, quelques excréments semblables à des crottes de chat ».
Aux îles Hawaii, on se raconte encore l'histoire de la déesse de l'Océan, qui vit à Lolohana, un pays sous la mer, tout près d'une île sauvage.
Déesse des océans
Le Français Benoît de Maillet publie, en 1755, un volume entier consacré aux sirènes et à leur mythe. Il en fait même les survivantes de la race primitive des hommes et en signale en Terre de Feu comme à Madagascar. De leur côté, plusieurs chroniqueurs arabes rapportent que les marins de la Méditerranée « pêchent souvent des filles aquatiques au teint foncé et aux yeux noirs, qui parlent un langage incompréhensible et qui poussent de joyeux éclats de rire ».
Pour certains auteurs, les sirènes auraient pu n'être que de vulgaires naufrageuses, belles vahinés qui nageraient très bien et très loin pour attirer les marins vers des criques tranquilles et les massacrer dans des buts ... alimentaires. Au sens strict du terme.
Dans son « Légendaire de la mer » (Laffont, 1969), Jean Merrien rapporte le témoignage suivant, daté de 1869. La scène se passe aux Bahamas : « Le 31 mars dernier, à huit heures du matin, six hommes formant l'équipage du navire avaient quitté le bord et se dirigeaient en canot vers une baie pour y pêcher, lorsqu'ils virent apparaître, à quelques mètres de leur embarcation, une femme ayant la moitié du corps hors de l'eau, nageant et disparaissant ». L'étonnement et la frayeur dont furent saisis les matelots ne peuvent se décrire.
Stoppant, ils attendirent quelque nouvelle évolution de la femme marine pour prendre un parti. Celle-ci, point intimidée, sortit du canot et les matelots purent se rendre compte qu'elle était parfaitement conformée. « C'était une sirène d'une grande beauté, ne le cédant en rien aux femmes les plus attrayantes. Des cheveux bleus flottaient sur ses épaules, ses mains étaient fourchues et elle exprimait sa surprise de voir des hommes en poussant des petits cris aigus. La partie inférieure de son corps, qu'on distinguait entre deux eaux, était terminée par une queue large et fourchue ». Un matelot lui ayant jeté une orange, elle s'en saisit avec des cris de joie, la porta des deux mains à la bouche, montrant de superbes dents jaunâtres, et la croqua rapidement. Le patron de l'embarcation donna l'ordre de ramer vers la sirène, mais celle-ci plongea, pour réapparaître à l'arrière. On lui lança d'autres oranges, qu'elle saisit et mangea. Mais dès qu'on cherchait à l'approcher, elle plongeait. « Un matelot se jeta alors à l'eau et nagea vers elle. La sirène, bien meilleure nageuse, tournait autour de lui, apparaissait et disparaissait. Jusqu'à ce que le patron lui tire un coup de feu et la fasse disparaître définitivement, blessée au visage à ce que l'on pense ».
Ce patron devait être, comme la plupart des marins, superstitieux. Pour beaucoup de gens de la mer, voir des sirènes n'est pas un bon présage. Tout dépend des cas ...
Sirène et bateau
On connaît la sirène «classique », belle et tentatrice, qui cherche à entraîner sous l'eau le pauvre marin séduit. Là, les conteurs hésitent : tantôt les « dames de la mer » ont le moyen de faire vivre le malheureux sous les eaux, dans un fabuleux palais. Tantôt il est noyé et... elles le pleurent. Parfois, la sirène se fait complice des chasseurs de baleines : elle endort l'énorme animal, qui n'entend pas venir les marins qu'attire un si beau chant.
Les fées des mers sont enjouées et gaies comme des enfants. La sirène de la baie de la Fresnaye, en Bretagne, passait ses journées à chanter. Elles sont également généreuses : ceux qui les recueillent, échouées sur des rochers après une tempête, se voient récompensés d'un sifflet au signal duquel, en cas de danger, elles accourront. Souvent, elles soignent les naufragés ou rendent les derniers honneurs aux noyés.
Amour maternel
Elles peuvent enfin jouer le rôle de prophétesses, de bon ou de mauvais augure. Au Maroc comme en Norvège, l'apparition d'une sirène précède la tempête. En Bretagne, on la nomme aussi Marc'harid ar gwall amier (« Marguerite du mauvais temps »). Par contre, la frapper - même involontairement - d'un coup d'aviron ne saurait que provoquer sa vengeance. P.Y. Sébillot rapporte : « Un pêcheur de Gâvre ayant piqué une sirène au sein, elle lui dit : "Pour vous et vos descendants, jusqu'à la septième génération, il n'y aura pas de bonheur ».
Aux Pays-Bas, la Merminne prophétise en vers, soit pour annoncer une bonne nouvelle, soit pour prévenir des catastrophes. En Poitou, on accuse les sirènes ... d'anthropophagie. Une chanson reprend: « Chante, chante, sirène. T'as moyen de chanter. Tu as la mer à boire. Mon amant à manger »
Une question reste cependant sans réponse : pourquoi ce mythe des sirènes est-il aussi fort ? Sur quoi s'appuie-t-il ?
Tout d'abord, sur le sens commercial des peuples d'Asie. Certains Asiatiques ont en effet bâti des fortunes en vendant aux Européens des centaines de curios : des monstres fabriqués avec le torse d'une guenon habilement monté sur une queue de squale ou de gros poisson. La plupart des « sirènes » exposées dans les musées des Pays-Bas viennent de cet art chinois de l'escroquerie ...
Il doit pourtant y avoir autre chose. Les scientifiques pensent aujourd'hui que les « femmes de mer » ont longtemps été confondues avec des phoques ou des lamantins, cétacés de 3 ou 4 m de long, dont les femelles portent une paire de seins comparables à ceux d'une femme. A vrai dire, les « lamantines » ou leurs cousines, les femelles dugongs de la mer des Indes, sont particulièrement laides à regarder. Il fallait toute l'imagination d'un matelot après trois mois de mer pour leur prêter le moindre caractère «féminin » ...
Le lamantin
Seulement, les lamantins n'existent que sur le continent américain. Christophe Colomb avait même aperçu dans leurs yeux comme un regret de la Grèce. Les Européens n'en ont probablement pas vu avant la découverte de l'Amérique. Par contre, il y a dès dugongs en mer Rouge. Il y en avait peut-être en Méditerranée, et ces animaux-là, qui gémissent et aboient comme des chiens, ce qui pourrait passer pour un « chant », ont pu contribuer à la naissance de la légende. Curieusement, selon Jean Merrien, il faut également compter avec la raie manta, qui possède deux diverticules blancs comparables à des bras blancs de femme ...
Des récits de marins, transmis et déformés de port en port et de bouche à oreille, ont pu donner au mythe grec et à ses avatars un semblant de consistance biologique. Le travestissement des druidesses celtiques en mauvaises fées de la mer a fait le reste.
Après tout, peu importe d'où viennent ces belles nageuses aux blondes chevelures. Imaginons-les quelque part en mer, écœurées par le mazout et la pollution maritime, mais toujours prêtes à revenir féconder les rêves des hommes libres, ceux qui aiment la mer et ses secrets infinis.
« Arrête ton navire pour écouter notre voix,
personne n’est encore passé par ici avec son bateau noir,
sans avoir écouté notre chant qui coule de nos lèvres comme le miel…
et nous savons tout ce qui se passe et dans chaque coin de cette terre… ».
- Chant des sirènes -
ASTRAL 2000 – Gérard – Août 2017